Treize ans apr�s le cri de ralliement frontiste : � Charles Martel 732, Le Pen 2002 ! �, voil� que les Identitaires, un groupe d�extr�me droite, nous remettent �a, en appelant � faire Bloc ce 7 juin, � Poitiers� Les mythes, on le sait, ont la peau dure. De ce mythe-l�, la peau est tellement dure que m�me des historiens de la trempe d�un Marc Bloch ou d�un Lucien Febvre n�ont pas r�ussi � la fendre. Faut-il pour autant continuer � laisser libre cours aux obsessions des esprits frileux, mus par un nationalisme �troit quand ce n�est pas par une fi�re ignorance ?
Depuis Chateaubriand (pour qui � Les Maures, que Charles Martel extermina, justifiaient les Croisades ! �), les Fran�ais ont appris que le h�ros de Poitiers avait sauv� la chr�tient� en sauvant la France. Mais quelle France ? Au VIIIe si�cle, le christianisme �tait loin de repr�senter un d�nominateur commun entre l�Austrasie (fief de Martel) et le sud de la Loire. Du reste, l�entit� � France � n�existait m�me pas, en tant que telle, et Charles, grand spoliateur des biens de l�Eglise, �tait un envahisseur et un conqu�rant au m�me titre que le chef des hordes mahom�tanes...
En 732 (ou 733), Poitiers ne fut pas le Waterloo des Sarrasins. Et, malgr� les lourdes repr�sailles exerc�es par les Francs dans le Midi, y compris contre des autochtones, accus�s d�intelligence avec l�ennemi, beaucoup de musulmans (Arabes et Berb�res) y firent souche. Voire, selon Ernest Sabatier, historien de la ville de B�ziers, � beaucoup d�habitants (biterrois) se firent musulmans �. En 739, ayant �chou� � d�loger les Sarrasins de Narbonne (c'est son fils, P�pin le Bref, qui r�ussira en 759 � prendre la ville), Charles se vengera sur Agde, B�ziers, Maguelone, N�mes (dont il incendie les ar�nes).
Si je tiens, ici, � invoquer des historiens du cru, c�est pour souligner l�occultation qui est faite de ces sources chez les auteurs des manuels d�histoire qui auront contribu� � entretenir le mythe d�un Charles sans peur et sans reproche. Ce qu�un autre historien, du XIXe si�cle, Augustin Thierry, d�plorait d�j�, en �crivant : � Mais ce qui est imprim� dans tant de livres, ce que tant de professeurs enseignent, ce que tant de disciples r�p�tent, obtient force de loi et pr�vaut contre les faits eux-m�mes. � Le constat sera encore plus s�v�re, sous la plume de Marc Bloch : � Aussi bien que des individus, il a exist� des �poques mythomanes (...) Comme si, � force de v�n�rer le pass�, on �tait naturellement conduit � l�inventer �.
Une bataille peut en cacher une autre
� Inventer le pass� �... Sait-on, justement, que la bataille de 732 fut connue d'abord sous le nom de � Bataille de Tours � ? Que s�est-il donc pass� pour que Poitiers vienne d�tr�ner la � Rome des Gaules � ? En fait, la d�nomination poitevine devait servir � l��dification du mythe � Martel �, au fil des si�cles, pour occulter une autre bataille, post�rieure, qui fut une d�faite humiliante pour la France : la bataille de 1356, o� le roi de France, Jean le Bon, fut fait prisonnier par les Anglais du prince de Galles, dit le Prince noir, et pour la lib�ration duquel la France fut oblig�e de payer une ran�on qui mettra en grande difficult� le royaume.
Mais pourquoi l�ann�e 732 devait-elle rester dans les annales, alors que l'islam avait d�j� subi des d�faites bien plus d�cisives que celle de Poitiers ? Notamment � Toulouse, en 721, o� Eudes, le duc d'Aquitaine, gagna le titre de � bouclier de la chr�tient� �, et, un an plus tard, � Covadonga (en Espagne) : la victoire �crasante des Asturiens eut un tel �clat que des historiens y situeront le point de d�part de la Reconquista (qui ne d�butera en fait qu'au XIe si�cle, pour s�achever en 1492)� Oui, pourquoi, sans avoir eu l'importance des pr�c�dentes batailles, et sans avoir mis fin � l'occupation musulmane (la Narbonnaise n'est lib�r�e qu�en 759, et la pr�sence arabe est attest�e dans le Jura jusqu'en 972), pourquoi la bataille dite de Poitiers devait-elle avoir un tel retentissement, faisant oublier jusqu�aux propres forfaits de Charles Martel contre l'Eglise ?
Il y a bien de quoi se demander si les faits recueillis sur le champ de bataille de 732 ne concernaient pas une autre bataille, toujours pr�s de Poitiers, un �v�nement rest� honteux dans la m�moire collective, et qui porta longtemps le m�me nom de � bataille de Poitiers �, avant que l�on ne d�cid�t de r�server l�appellation � la seule bataille qui m�rit�t les lauriers de la nation...
Je suis donc all� voir d�un peu plus pr�s ce que fut cette autre bataille� Et j�y ai trouv� mati�re � trouble. En effet, dans le r�cit de 1356, je rel�ve une structure narrative et plusieurs �l�ments communs aux deux batailles : la m�me �vocation de pillage (ici, par les troupes anglo-gasconnes, l�, par les troupes arabo-berb�res) ; la proximit� d�une m�me for�t, celle de Mouli�re ; la m�me Vienne � traverser : ici, � Chauvigny, par le roi Jean ; l�, � Vouneuil, par Abd er-Rahman ; deux arm�es d�invasion tout aussi h�t�roclites l�une que l�autre, compos�es de � nationaux � et de mercenaires : celle du Prince Noir comme celle de l��mir de Cordoue ; et, enfin, une m�me r�f�rence � une chauss�e romaine : pour le roi Jean, la voie Bourges-Poitiers, et pour l��mir, la voie Bordeaux-Poitiers-Tours !... La seule diff�rence entre les deux batailles, c�est que l�une fut une d�faite et l�autre une victoire. Si la d�faite avait �t� ant�rieure, on comprendrait qu�un heureux �v�nement plus r�cent finisse par effacer le mauvais dans la m�moire collective. Mais comme c�est le cas contraire, pour que l��v�nement post�rieur, funeste, puisse �tre att�nu� et m�me oubli�, il faudrait que l��v�nement ant�rieur ait la charge symbolique suffisante pour cela !...
Autre curiosit� : les historiens passeront longtemps sous silence un �pisode singulier qui pr�c�da de peu la bataille de 732, et en fut m�me une des causes occultes : une histoire d'amour ! Entre la fille du duc d'Aquitaine, � la beaut� l�gendaire chant�e par les troubadours, et le gouverneur berb�re musulman de Narbonne. Le mariage, officiel, provoqua � la fois les foudres de Charles Martel et de l'�mir Abd er-Rahman : le premier, redoutant les cons�quences d�une telle alliance, attaquera les terres du vieux duc ; le second d�cr�tera une fatwa contre le ren�gat berb�re, qu'il fera d�capiter avant d'envoyer la chr�tienne � Damas, dans le harem du calife, puis de monter ravager l'Aquitaine et le Poitou...
Dans le m�me temps, il y avait un autre p�ril qui inqui�tait l�Eglise : la menace des Lombards sur les terres pontificales. Sauf que� notre � sauveur de la chr�tient� � ignorera compl�tement l�appel au secours du pape, comme le r�v�le cet extrait de la lettre de Gr�goire III � Charles Martel :
� (...) Quoique nous nous soyons adress� � vous, tr�s excellent fils, nous n�en avons re�u jusqu�� pr�sent aucune consolation (...) Nous craignons qu�il ne vous soit imput� � p�ch�, car on nous insulte et l�on dit : �Que Charles en qui vous avez mis votre refuge, vienne avec l�arm�e des Francs, qu�ils vous secourent, s�ils peuvent (�)�. Quelle douleur nous perce le c�ur � ces reproches, voyant des enfants si puissants ne faire aucun effort pour d�fendre leur m�re spirituelle, la sainte Eglise de Dieu (...) Ne rejetez pas notre pri�re, ne fermez pas l�oreille � nos supplications (�) Ainsi, votre foi et votre nom seront c�l�br�s et b�nis en toutes les nations� �.
� C�l�br� et b�ni �, Charles n�aura pas besoin de l�intercession de l�Eglise aupr�s du Seigneur... Et � Poitiers � ressurgira dans l'histoire par intermittence, au gr� des imp�ratifs du moment. D'abord, avec les Croisades. Puis, avec Jeanne d'Arc : la l�gende dit que, parmi les voix que la Pucelle entendit, celle de sainte Catherine lui enjoignit de se rendre � Fierbois (entre Ch�tellerault et Poitiers), pour y d�terrer l'�p�e de Charles qui devait lui donner la force de bouter les Anglais. Au XIXe si�cle, avec la p�dagogie coloniale, Poitiers r�investit les manuels. Pendant la Seconde Guerre mondiale, dans l�Indre, un r�seau de r�sistants prend le nom de Brigade Charles Martel. En pleine guerre d'Alg�rie, les �coliers indig�nes �taient tenus de d�clamer la formule choc : � En l'an 732, Charles Martel �crasa les Arabes � Poitiers �. Dans les ann�es 1960, un courant d'extr�me droite, issu de l�OAS et hostile � l'immigration, prendra le nom de Charles Martel. Pour la petite histoire, signalons qu'en 1989, lorsque la France voulut � porter un coup d'arr�t d�cisif � l'invasion � (sic) des magn�toscopes japonais, Poitiers fut choisie comme centre de contr�le des importations, pour lequel les services de douanes eurent recours � un code chiffr�, � usage interne : 7.3.2 !... Plus pr�s de nous, le FN et son affiche-collector : � Martel 732, Le Pen 2002 �. Et en 2015, ce 7 juin, revoici donc les Identitaires et Riposte la�que qui, face � l�avanc�e inexorable de l�Ant�christ mahom�tan, remettent en selle un croque-mitaine portant la croix et le marteau. V�n�rer le pass� � ce point conduit � l�inventer, en effet.
Salah Guemriche est essayiste et romancier alg�rien, auteur notamment de : Abd er-Rahman contre Charles Martel (Perrin 2010) ; Le Christ s�est arr�t� � Tizi-Ouzou (Deno�l 2011) ; Dictionnaire des mots fran�ais d�origine arabe (Seuil 2007, Points 2012 et 2015) ; L�homme de la premi�re phrase (Rivages / Noir 2000).
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